2015 Enquête sur l'archéologie et les textes produits lors de la destruction

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L’enclos

Avec la sécularisation puis la disparition de l’enclos s’opère une manière de partage entre ses valeurs d’usage, marchande puis, rétrospectivement, sa « valeur historique ou monumentale ».

De la « valeur historique ou monumentale » de l’enclos, ou la croisade perdue des archéologues pour sauver la vieille tour de Saint-Jean, mai 1854 – 1855

On trouvera ici un premier personnage en la personne de Nicolas-Joseph Troche, chef de bureau d’état-civil à Paris et amateur féru d’archéologie parisienne. Originaire de Dieppe, il est âgé de 65 ans lorsqu’il se rend en 1854 au presbytère de Saint-Roch pour y lire, devant les quelques membres assemblés de la très catholique Société de Saint-Grégoire de Tours, sa fameuse Notice sur l’Enclos de Saint-Jean de Latran (1855). La date n’est pas indifférente puisque la percée de la nouvelle rue des Écoles marque alors un pas supplémentaire et quasi-définitif dans l’éradication de l’enclos avec la destruction, à partir du 12 novembre 1854, de la grosse tour carrée que notre archéologue, sûr d’être remonté aux formes primitives de l’ilot agrégé par la commanderie médiévale « Saint-Jehan à l’ospital », n’hésite pas à baptiser « antique tour des Pèlerins ». La formule, assurément moderne et sans doute plus accrocheuse que réfléchie, visait à mobiliser son public « pour la conservation de l’antique tour des Pèlerins, qui se dressait, depuis environ sept siècles, au centre de ce manoir religieux et militaire » (Troche 1854:177).

Troche n’était pas seul alors à mener croisade pour sauver ce que le Baron Ferdinand de Guilhermy, à qui il avait offert un exemplaire dédicacé de sa Notice sur l’enclos… , préférait nommer, avec ses collègues archéologues, architectes et historiens de l’art du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, la « tour féodale ». C’est qu’en effet les « archéologues les plus distingués » se sont très tôt mobilisés (dès mai 1854) pour préserver le monument médiéval et partageaient le sentiment suivant lequel il importait de distinguer au sein de l’enclos « l’hideux assemblages de cabanes sordides » des édifices ayant une « valeur historique ou monumentale ». Si « la disparition de tous ces bouges hideux ne peut donner de regret ni à l’historien ni à l'artiste, ni à l'archéologue » (Troche 1854:9), il en allait tout autrement de la tour monumentale.

  • On a donc là tout un milieu mêlé d’amateurs et de professionnels où l’on compte, outre les deux personnes citées : l’architecte Hérard, l’archéologue Alexandre de Laborde, Albert Lenoir, M. de Montalembert, Saint-Marc Girardin (génération née entre 1800 et 1810). Cf., pour ajouter à cette liste, Andrea, « Les architectes et archéologues et historiens de l’art… » ainsi que les ajouts de Mathieu, « Ingénieurs / archéologues ».
  • On a aussi une période précise de production (1854-1855) de nombreuses sources écrites issues de l’expertise ou du connoisseurship contemporain sur les traces archéologiques du « passé » d’alors, mais aussi sur les archives que l’on découvre à mesure des démolitions. C’est ainsi qu’une bonne part des archives du baillage de Saint-Jean-de-Latran (pour l’essentiel, XVII-XVIIIe siècles) ont été extraites des planchers de la tour : les contemporains furent déçu de ne pas trouver plus de documents médiévaux, ceux alors qui étaient particulièrement privilégiés.

Guilhermy 1855 J.A.L. 1854 Ajouts au recueil iconographique.


Sécularisation de l’enclos, spéculations révolutionnaires et valeurs marchandes des lots immobiliers

Je n’ai pour l’instant rien à ajouter à cette rubrique très étoffée par les travaux sur la caisse des rentiers, Gabiou et Cie. Je propose, comme cela avait été suggéré dans les discussions et au cours des exposés, que l’on s’essaye à reconstituer le « budget » de l’enclos.

Notons que, outre les propriétaires (pour lesquels nous avons les sources d’une prosopographie et, donc, d’un portrait de groupe) on a tout un personnel qui administre les biens (avoués, notaires, conseils, juge de paix). Ces derniers, producteurs des sources de l’histoire économique et sociale, sont trop souvent tenu dans l’ombre ou plutôt en note de bas de page, comme s’ils étaient passifs ou hors-champ. Nous pourrions les faire passer au-devant de la scène, en décrivant, depuis leur point de vue et à la voix active les scènes et les opérations qu’ils réalisent, en recevant à leur office les gens pour enregistrer un acte, lorsqu’ils se déplacent pour lever des scellés ou réaliser des inventaires après décès. Nous avons là plusieurs candidats, le plus simple étant de choisir ceux des notaires et avoués qui interviennent le plus fréquemment sur l’enclos.


Annonces de la mise en vente de diverses maisons de l’enclos (mai 1846)

Du point de vue des opérations immobilières et de leurs acteurs, on peut faire une place toute particulière aux jurys d’expropriation qui, d’une certaine manière, met fin à l’histoire et à la carrière de nos spéculateurs révolutionnaires.

Je note en passant que le dénommé Duez, sans doute l’avocat qui accompagne Alexandre Privat d’Anglemont dans son exploration de l’enclos, se retrouve sur la document suivant: Jury d'expropriation. Maison, place Cambrai, 8 et 10. M. Duez, propriétaire. Indemnité demandée... 92.664 fr. Indemnité offerte... 64.500..., impr. Lacour, 1854, 2 pages.

Selon un témoignage contemporain, lors de l’expropriation, l’enclos appartenait à trois propriétaires : Propriétaire Nb de locataires Valeurs locatives estimées (en fr.) Indemnité (en fr.) M. Delfieux 42 9000 125 000 M. Pèlerin 90 17 000 245 000 M. Buisson 40 . 120 000 (Anon. 1864 :184). Il est précisé que Buisson est propriétaire de la « Rue Noire », c’est-à-dire l’immeuble des chiffonniers auvergnats. Le même auteur estime la population de l’enclos au moment de sa disparition à « près de 1,200 ».

Appropriations communautaires et valeurs d’usage de l’enclos, 1760-1820

Scène imaginée dans le « cloître Saint-Jean de Latran ». Illustration pour Léon Beauvallet, « Milord l'arsouille », Les Feuilletons du dimanche, 6 (277), p.2209 < la date du récit et de la publication de Beauvallet restent à déterminer : elle est postérieure à la destruction de l’enclos.>

Sous la franchise, les artisans pouvaient travailler à leur compte, à « l’ombre du privilège ». Se tenir à distance des formes corporatives instituées ne signifiait cependant ni l’isolement ni n’exclusion des formes d’association, de coopération et d’auto-organisation en voisinages ou en fabriques. Déjà, l’existence de désignations strictement internes ou locales des cours et passages (« cour de la Tour ou tour Bichat », « cour de la Vacherie », « cour du Saint-Esprit », « cour de Bicêtre », « cour des Vieillards », « ruelle du Renard », « Rue Noire », « passage St. Jean », « l’escalier noir ») témoigne d’une forme élémentaire d’appropriation collective des espaces en commun. De ce point de vue, une des scènes centrales de notre intrigue pourrait être la cour commune : on pourrait sans doute distinguer, comme cela est suggéré par Laurent, un réseau de familles et de personnes stables dans leur résidence au sein de l’enclos (les piliers, notamment ceux des boutiques que l’on appréhende à travers les Annuaires et autres Bottins). Pour eux, l’enclos est tout à la fois un cadre de vie et un petit monde fait de ressources économiques, de relations sociales et même de « traditions » (Anon. 1854 :183) et de « souvenirs historiques » (Troche 1854 :177)

C’est du moins ce qu’observe l’auteur anonyme du « Tableau de Paris – Enclos Saint-Jean de Latran » lorsqu’en 1854 (encore cette date) se rend sur place puis se propose « de tracer la physionomie de l’enclos depuis quarante ans » en racontant « fidèlement ce que nous avons vu et entendu, (Anon. 1854 :183). Son texte est essentiel puisqu’il s’agit d’une véritable petite enquête de terrain dont il rapporte plusieurs entretiens de première main avec plusieurs personnes liées à l’enclos :

- La « mère Meunier » (une femme !, à identifier), « brave femme qui a exercé pendant quarante ans l’état de chiffonnière en l’enclos [c.1810-1850], et se trouve aujourd’hui portière dans une des rues voisines ». Cette informatrice, comme on dirait aujourd’hui, rapporte plusieurs traditions orales qui ont circulées au sein de l’enclos, comme par exemple : « On a déjà trouvé autrefois bien de l’or et des richesses dans les bottes d’anciens chevaliers » : « l’on trouvera bien des choses encore lorsqu’on arrivera aux caveaux, et surtout aux tombeaux des chevaliers ». Les folkloristes ont depuis longtemps mis en évidence l’importance de ces traditions orales dans la constitution des groupes locaux.

- L’auvergnat « M. Gilbert » (à identifier), ancien locataire en chambrée de la « Rue-Noire ». Son interview est non seulement l’occasion de reconstituer l’organisation sociale des migrants temporaires (Chatelain 1976) au sein de l’enclos, mais aussi d’y tracer sa carrière professionnelle depuis 1816, date de son arrivée à l’enclos à l’âge de 14 ans comme ramoneur, [aide-maçon], « sous-litier », marchand de peaux de lapins (à partir de 1826, en magasin), puis maître-chiffonnier. En 1837, il payait 310 fr. de loyers pour son établissement au sein de l’enclos, en 1843, 2000 fr. On a là de nombreux éléments (à retravailler) pour tracer la carrière du l’auvergnat chiffonier Gilbert, manière monographies de familles et récit de vie des Ouvriers européens (j’y reviendrai).

- Le vendeur de peaux « M. Roux, plutôt connu sous le nom de Joseph » (à identifier), arrivé dans l’enclos vers 1810-1811, qui fut un temps « compagnon de lit » de Gilbert avec qui il se fit un temps marchand de peaux de lapins. Il persévéra dans cette spécialité qu’il diversifia en faisant commerce des peaux de chèvres, de chiens et de chats.

- Le fabricant de selles « M. Rousselet » (à identifier) qui emploie une quarantaine d’ouvriers.

- Last but not least, notre journaliste a pu rencontrer une des gloires de l’enclos, notre désormais bien connu Charrière fils (Cf. notes d’Andrea et Drulhon 2008) qui n’est pas sans nostalgie de son pays natale et de ses débuts au sein de l’enclos : « Je suis des montagnes de la Suisse ; j’étais alors habitué au bon lait ; depuis plus de trente ans, je prends du lait de la vacherie de Saint-Jean de Latran, et c’est le meilleur lait que j’aie trouvé à Paris ». Le personnage, qui deviendra membre de Société internationale des études pratiques d’économie sociale fondée par Le Play, est considérablement documenté. C’est ce que rappelle Andréa : il faudrait insister sur la connexion professionnelle avec le monde médical et la transmission de savoir-faire qui confinent à l’excellence au sein de ce véritable petit district de la fabrique collective parisienne (la coutellerie spécialisée dans l’instrumentation de précision).

Ces esquisses de parcours au sein de l’enclos illustrent le fait que celui-ci a fonctionné comme une véritable pépinière de savoir-faire artisanaux incorporés, développés et transmis. Leur généalogie s’enracine sans doute dans la moyenne durée et devrait nous rendre particulièrement attentif à la période pré-révolutionnaire (Cf. les relevés de Viera à partir des bases de données des Archives nationales, notamment l’enquête archivistique (1956-1977) de M. Rambaud et C. Grodecki, 1956-1977 sur les Artisans XVIIIe siècle.)

Pour mémoire, et en lien avec cette dimension collective, on trouve de nombreuses formes d’associations au sein de l’enclos, depuis la confrérie S. Crépin (cordonniers)

Les mondes associatifs, années 20-50 (+ les chambrées, telles que décrites dans les monographies sur les chiffonniers)

1835 Les réseaux de la Société philanthropique (carte)

- Société de Secours mutuels des Bonnetiers de Paris - Société typographique de l'Espérance

1847 - La Société d'Union et de Prévoyance des tisseurs-couverturiers 1851 - Société de Prévoyance des Amis de la Fidélite


Glanes

Un médecin portugais égaré au sein de l’enclos : L'ingratitude punie, romance, paroles portugaises et musique de M. G. Centazzi, A Paris, chez l’auteur, cour Saint-Jean-de-Latran, n.2. < Centazzi, Guilherme (1808-1875)>


Sources

[Anon. 1853] Anon., « Logements à Paris en 1853. La maison noire », Magasin pittoresque, rédigé, depuis sa fondation, sous la direction de M. Édouard Charton, 21 (29), juillet 1853, p.226a-227a

[Anon. 1854] Anon., « Enclos Saint-Jean de Latran », in Auguste Jeandel (éd.), Tableau de Paris, de ses mœurs, coutumes, rues, édifices, monuments. Journal mensuel, 1re année, 12e livraison, Décembre 1854, p. 183-188 < texte essentiel >

[Chereau 1876] Chereau (Achille), « Charrière », Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, 81 (57), 1876, p. [34]-47

[Comité de la langue… 1854], Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, Bulletin, 2, 1853-1855, séance du 22 mai 1854, p.349-351, séance du 26 juin 1854, p.408-412, séance du 29 janvier 1855, p.577.

[Didron 1854] Didron (Adolphe Napoléon), « Mélanges et nouvelles – La Tour de Saint-Jean de Latran, à Paris », Annales archéologiques, 14, 1854, p. 209-210

[de Guilhermy 1855], de Guilhermy (Ferdinand), « Anciennes Commanderies - Saint-Jean de Latran », Itinéraire archéologique de Paris, par M.F. de Guilhermy, membre du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, et de la Commission des édifices religieux, Paris, Bance, 1855, p.255-258 (2 gravures inédites, dont l’une signée « Pégard 56 »)

J.A.L., « Note sur les découvertes faites dans les démolitions de la Commanderie de Saint-Jean de Latran et de l’église Saint-Benoit à Paris, pour le percement de la rue des Écoles », Revue archéologique, 11 (1), p.303, avril-septembre 1854, p.303-308

[Saint-Marc Girardin 1854], Saint-Marc Girardin, « Plusieurs personnes me font l’honneur… », Journal des Débats politiques et littéraires, mardi 23 mai 1854, p. 1b.

[Lacombe 1901] Les travaux d’un amateur parisien. Nicolas-Michel Troche. Essai bibliographique, par Paul Lacombe, parisien. Extrait de la Correspondance historique et archéologique (Année 1901), Paris, aux dépens de l’auteur, 1901, 37 p.

[Troche 1854] Troche (Nicolas-Joseph), « Commanderie de Malte - Saint-Jean de L’Hopital, dit de Latran », in Auguste Jeandel (éd.), Tableau de Paris, de ses mœurs, coutumes, rues, édifices, monuments. Journal mensuel, 1re année, 12e livraison, décembre 1854, p. [177]-180

[Troche 1854] Troche (Nicolas-Joseph), Notice sur l’Enclos de Saint-Jean de Latran, par M. Troche, membre titulaire de la Société historique de Saint-Grégoire de Tours. (Extrait de la « Revue catholique »), Versailles, imprimerie de Beau jeune, rue [de] Satory, 28, 1855, 16 p. < Un exemplaire dédicacé : « Offert à Monsieur le Bon. F. du Guilherny, par son très affectionné, Troche » - Cette notice avait été lue à la Société de Saint-Grégoire de Tours, qui tenait ses séances au presbytère de Saint-Roch. Dans la « Revue catholique » (Paris, aux bureaux du journal, rue Cassette, 28), elle est insérée au tome XX (1855-56), pages 19, 47 et 72> < sans doute : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328565466/PUBLIC, pour déterminer la date précise de la conférence >


Références

Alante-Lima (Willy), Alexandre Privat d’Anglemont, le funambule, Paris, Éditions du Parc / Sépia,‎ 2012, 204 p.

Chatelain (Abel), Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Histoire économique et sociale des migrants temporaires des campagnes françaises au XIXe siècle et au début du XXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Publications de l’Université de Lille III, 1976, 2 vol., 1213 p + cartes

Drulhon (Jimmy), Frédéric Charrière, 1803-1876. Fabricant d’instruments de chirurgie : et 150 ans de l’histoire d’un établissement parisien du quartier des Cordeliers, Paris, J. Drulhon, 2008, 263 p.-[16] p.