1866 Berty, "Topographie historique du Vieux Paris"

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Adolphe Berty, Topographie historique du Vieux Paris, p. 291-294

Notice Adolphe Berty : https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/berty-adolphe-dit-boulet-adolphe.html


HÔPITAL, PUIS COMMANDERIE DE SAINT-JEAN-DE-LATRAN.

C’est vers le milieu, ou aux dernières années du XIIe siècle, car les chronologistes disputent, que se place la fondation de l’hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem. Alors commencèrent à surgir les constructions qui bientôt constituèrent le vaste ensemble connu, au moyen âge et plus tard, sous la double dénomination placée en tête de cet article.

L’usage auquel était affecté l’asile placé sous le vocable de Saint-Jean, exigeait un assez grand espace. « C’était, dit le continuateur de Du Boullay, un îlot de terrains et de maisons soumis à la juridiction des frères Hospitaliers; ils avaient fait construire là un hôtel, une église et une tour à quatre étages, de forme carrée ; l’hôtel servait d’habitation au commandeur de l’ordre; l’église, desservie par les frères Hospitaliers, était ouverte au commun des fidèles ; la tour, s’il faut en croire une tradition assez répandue, était réservée aux pèlerins venant d’Asie Mineure, qui demandaient l’hospitalité. Cet ensemble formait un pourpris s’étendant entre les rues de Saint-Jean-de-Latran, Saint-Jacques, des Noyers et Jean-de-Beauvais, comprenant des cours, des jardins et des logements particuliers pour les artisans qui, n’étant pas pourvus de la maîtrise, désiraient « œuvrer » en dehors de la juridiction des corporations ouvrières. L’enclos de Saint-Jean-de-Latran était donc tout à la fois un lieu d’hospitalité et de franchise, et il a conservé longtemps ce double caractère.

Hippolyte Cocheris a voulu, après les historiens de Paris, préciser la date de la fondation de l’hôpital Saint-Jean; mais il n’a pu qu’en fixer l’époque approximative « l’acte le plus ancien que l’on connaisse est, dit-il, une concession de privilèges, faite, par le roi Louis VII, aux chevaliers de Saint-Jean en 1158. C’est probablement vers cette époque, ajoute-t-il, que les Hospitaliers, possesseurs de quelques maisons dans la censive de Saint-Benoît, élevèrent un oratoire en l’honneur de Saint-Jean l’Hospitalier, oratoire pour lequel ils payaient chaque année, au chef-lieu de Saint-Benoît, onze sous et deux muids de vin, et où il leur fut défendu, en 1171, d’exercer les droits curiaux (1) (NOTE : Histoire de tout le diocèse de Paris, édit. Cocheris, t. II, p. 101) »

C’est la date de cette prohibition que Félibien a prise pour celle de la fondation de la maison hospitalière. L’oratoire préexistait; seulement on commença alors à construire, dans le pourpris au milieu duquel il s’élevait, les nombreux bâtiments qui formèrent plus tard, ainsi que nous l’avons déjà constaté, un grand ensemble connu sous le nom de « enclos de Saint-Jean-de-Latran ».

Dans les petites maisons de cet enclos demeuraient non seulement des criminels, des déserteurs (2) (NOTE : Aussi, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XVIII, p. 819, Hugues de Bersil, qui florissait vers le milieu du XIIIe siècle, s’élève-t-il avec une certaine force contre le pernicieux droit de franchise dont jouissent les ordres du Temple et de l’Ospital. Ce qui préoccupe surtout le trouvère, c’est le point de vue de la discipline militaire. Les croisés, parait-il, ne peuvent fustiger leurs hommes d’armes, sans qu’aussitôt ceux-ci, par l’espoir de l’impunité, se rebellent :

Qar en la terre d’outre-mer

N’ose pas battre un chevaliers

Ses serjans ne ses escuiers,

Que ne dient qu’il l’occira,

Et qu’en Ospital s’enfuira,

Ou au Temple, s’il puet ainçois).

, des ouvriers libres, mais encore des étrangers, des prêtres de province qui n’avaient qu’un court séjour à faire à Paris, des maîtres, des écoliers et diverses autres catégories de personnes. Toutes ces locations donnaient des revenus auxquels s’ajoutait le produit de plusieurs maisons parisiennes et de biens ruraux acquis ou légués à l’asile hospitalier. Une déclaration de la fin du XVIe siècle, que nous publions aux Appendices, nous renseigne à cet égard.

Hippolyte Cocheris, éditeur de Lebeuf, a enrichi son auteur d’un commentaire descriptif assez étendu sur l’hôpital et la Commanderie de Saint-Jean-de-Latran nous croyons utile de le reproduire :

« L’église, dit-il, qui n’avait rien de remarquable, était formée d’une grande nef, séparée du chœur par une balustrade en bois, avec une fort jolie chapelle placée au côté gauche de l’église.

Cette chapelle, dédiée à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, avait été fondée par Gillebert Pouchet, ancien commandeur de Montdidier, vers 1380. On l’appelait, en 1455, la chapelle de la Nunciation, et on avait orné l’autel d’un lit et d’un jardin de cire ouvré qui avait coûté 6 sous parisis (Arch. de l’Emp., S. 5118). En 1603, on éleva dans cette chapelle un mausolée de 5 mètres d’élévation, en l’honneur de l’archevêque de Glascow, James de Béthune, mort à Saint Jean-de-Latran à côté de ce mausolée était un autel dédié à Sainte-Marguerite, et au bas du marchepied de cet autel on voyait le tombeau du commandeur Allagny, bailli de la Morée. La balustrade en bois qui séparait le chœur de la nef avait été remplacée, grâce au prince de Conty, par une grille en fer ornée d’une porte à deux battants, sur laquelle étaient émaillées les armes de l’ordre et celles du commandeur d’Avernes du Bocage. Toute la nef, depuis la grande porte sculptée aux armes du bailli de la Roche-Brochard, jusqu’à la grille du chœur, était pavée en dalles de pierres formées avec les tombes placées primitivement dans l’église. Au XVe siècle, le grand autel était recouvert d’une pièce de cuir teinte en vermeil qui avait été donnée, en 1454, par frère Enguerrand le Jeune, de Douai, et les chevaliers avaient conservé encore à cette époque l’usage de suspendre par une crosse derrière l’autel, le vase ou pyxis contenant les saintes hosties. (Arch. De l’Emp., S. 5118)

En dehors du logement du commandeur, de celui des frères attachés à la commanderie et de la grosse tour, dont le rez-de-chaussée fut transformé en prison, en 1751, il y avait à Saint-Jean de Latran une grande salle voûtée, comme on en voyoit dans toutes les maisons seigneuriales, et que rappelle aujourd’huy, toute proportion gardée, la salle des Pas-Perdus du Palais de justice. Je n’en aurais rien dit si, dans les comptes qui me sont passés sous les yeux, je n’avais pas remarqué deux articles fort curieux relatifs à l’ornementation de cette salle et qui touchent en même temps à l’histoire littéraire.

Ces deux articles montrent qu’on accrochait dans la grande salle de la commanderie des tableaux où se trouvaient renfermées des copies d’ouvrages à la mode. Les deux ouvrages cités par le compte 1454, sont de Jean Lefevre et de Christine de Pisan. Le premier, appelé Chaton ou Chatonnet n’est autre que la traduction des Proverbes de Caton ; le second est le célèbre ouvrage connu sous le nom de Dits moraux.

Les bâtiments de Saint-Jean de Latran ont été élevés sur des constructions romaines que l’on a retrouvées lors du déblaiement de 1855. On sait que la tour abattue pour faire place à la rue des Écoles, était un magnifique spécimen de l’architecture du moyen âge. Le rez-de-chaussée et le premier, construits à la fin du XIIe siècle, et les deux étages supérieurs, au commencement du XIIIe siècle, étaient d’une exquise pureté. Cette tour, d’une forme rectangulaire, avait, à chacun de ses étages, une salle divisée en deux travées ; d’élégantes colonnes supportaient les arceaux croisés des voûtes d’arêtes construites en petit appareil.

L’église fut supprimée en 1792. Les bâtiments furent vendus à divers particuliers, et l’église, en partie détruite en 1824, servit d’écoles communales. La tour, que tous les archéologues parisiens regrettent de ne plus voir debout, a été démolie au mois de novembre 1854, pour faire place aux nouvelles constructions de la rue des Écoles (1) (NOTE : Histoire de tout le diocèse de Paris, t. II, p. 101-106). »

On sait qu’elle avait reçu, en dernier lieu, le nom de Bichat, à cause de l’inscription apposée en l’honneur de ce savant, qui y avait établi un laboratoire pour les expériences scientifiques auxquelles il se livrait.

L’auteur de l’Itinéraire archéologique de Paris, qui écrivait au moment où disparaissaient les derniers restes de l’hôpital et commanderie de Saint-Jean-de-Latran, en a laissé une description de visu, qu’il nous a paru utile de reproduire, comme complément de celle qui précède :

« L’entrée principale, dit-il, s’ouvrait en face du collège de France. Les bâtiments les plus notables de l’enclos étaient la grange aux dîmes, le logis du commandeur, la tour, l’église et le cloître. La grange aux dîmes, curieuse construction du XIIIe siècle, couverte de voûtes ogivales à nervures croisées, et partagée en deux nefs par un rang de colonnes monostyles, se trouvait placée sur le côté méridional, vers la place de Cambrai. Depuis bien des années, des épiciers, des marchands de vins, des vendeurs de peaux de lapin emplissaient ces vieilles galeries, où chacun s’était fait un gîte de plâtre et de bois. Dans les travaux de démolition exécutés en 1854, on a reconnu l’existence d’un fossé qui s’étendait au pied du mur extérieur de la grange et qui en protégeait les abords.

L’hôtel du commandeur est détruit depuis longtemps. Le donjon de Saint-Jean avait la forme d’un parallélogramme, plus développé dans un sens que dans l’autre. Son élévation comprenait quatre étages, les trois premiers voûtés en pierre, avec colonnes engagées dans les murs; le quatrième couvert en charpente. L’architecture simple et belle, la forme des nervures, le style des bases et des chapiteaux, annonçaient une construction du temps de Philippe-Auguste.

Une maison appliquée à l’église, du côté du sud, est venue cacher, il y a déjà nombre d’années, quelques débris de l’élégante arcature d’un cloître du XIIIe siècle. L’église a perdu, en 1823, son abside reconstruite en style gothique du XVe ou du XVIe siècle. La nef, qui date de la fin du XIIe siècle, existe, mais partagée dans sa hauteur par un plancher. Fenêtres étroites en ogive simple, colonnettes en faisceaux reposant sur des consoles, chapiteaux dont le feuillage ne se détache pas de la masse, voûtes ogivales croisées de nervures rondes, clefs ouvragées, dont une présente l’image de l’Agneau de Dieu. Les frères Anguier avaient sculpté en marbre, dans le chœur, une Sainte Famille et le monument de Jacques de Souvré, grand prieur de France. Près de l’entrée de la nef, au nord, frère Gilbert Ponchet, commandeur de Montdidier, qui est mort en 1419, fonda la chapelle élégante de Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles. Les symboles des Évangélistes et deux charmants groupes d’anges, les uns jouant de la viole et du psaltérion, les autres chantant le Salve regina, sont sculptés sur les consoles aux retombées des voûtes. Des peintures contemporaines de la fondation couvrent les murs; saint Nicolas, un donateur et plusieurs saints personnages, s’y distinguent encore. Au-dessus de l’emplacement de l’autel, on a retrouvé, sous un affreux paysage du XVIIIe siècle, appliqué en manière de badigeon, une ancienne peinture, plus curieuse que toutes les autres par son style et par ses détails iconographiques c’est la descente du Saint-Esprit sur la Vierge et sur les apôtres (1) (NOTE : F. de Guilhermy, Itinéraire archéologique de Paris, p. 255 et suiv.). »

De tout cet ensemble artistique et archéologique, il ne reste plus que des débris conservés au Musée de Cluny sous les numéros qui s’étendent de 2603 à 2613. Nous avons fait graver les pièces les plus caractéristiques, ainsi qu’un dessin de la tour Bichat, relevé, au moment de la démolition, par M. Ch. Vacquer. Aujourd’hui, sauf une voie nouvelle, ouverte à travers l’ancien enclos, sous le nom de rue de Latran, et perpendiculaire à l’ancienne, rien ne rappelle l’hôpital et la commanderie de Saint-Jean.


Berty, Topographie historique du Vieux Paris, planche "Saint-Jean de Latran Chapelle de la commanderie", p. 292b